L’invasion russe de l’Ukraine a plongé l’Europe de l’Est dans le chaos, et perturbé un ordre mondial déjà instable. Mais qu’adviendra-t-il après la guerre ? Quelle influence son issue aura-t-elle sur les mouvements révolutionnaires dans la région ?
La guerre a créé un terreau fertile pour le recrutement des nationalistes et militaristes en Ukraine, en Russie, en Pologne et ailleurs en Europe. L’armement que l’OTAN expédie en Ukraine et dans les territoires limitrophes y demeurera pendant des années et continuera à alimenter en mort·es les futures guerres par procuration qui se joueront dans la région, sur le même modèle qu’au Donbass ou en Syrie. Les soldats qui survivront aux combats ramèneront avec eux les conséquences de leurs expériences traumatiques, et les revivront parfois au sein de leurs propres communautés – ou dans d’autres, en tant que mercenaires dans les conflits à venir. Le patriarcat et le fondamentalisme sortent généralement renforcés des guerres, comme on a pu l’observer du Liban à la Palestine et de l’Iran à l’Irak – et dans une moindre mesure également aux États-Unis, après les invasions de l’Afghanistan et de l’Irak.
Comme le président ukrainien Volodymyr Zelensky l’a lui-même reconnu, cette guerre est une étape vers un monde de militarisation constante, dans lequel le modèle israélien de maintien de l’ordre militarisé sera la norme et la force sera le principal moyen de résolution des différends politiques. Les masses de populations réfugiées déplacées par les guerres et les crises écologiques seront discriminées selon des hiérarchies ethniques et nationales – accueillies dans des foyers, entassées dans des camps d’internement, ou repoussées aux frontières pour y mourir.
En réponse à tout cela, les anarchistes cherchent à faire avancer une autre vision de l’avenir, en développant une solidarité entre les mouvements antiguerre, anti-nationalistes et antiétatiques qui dépasse toutes les frontières et lignes de démarcation. Plutôt que de s’identifier à un quelconque gouvernement ou à une coterie capitaliste, en pointant du doigt les méfaits de certains pour excuser ceux des autres, nous visons à construire notre capacité à interrompre la guerre et l’exploitation par des actions concrètes de terrain. Anticiper les défis auxquels tous les mouvements sociaux de la région devront faire face après cette guerre peut ainsi nous aider à définir nos priorités.
Avec nos camarades russes, nous avons préparé une traduction de cet article de Vladimir Platonenko, qui explore les perspectives de la lutte sociale en Ukraine, en Biélorussie et en Russie après la fin de la guerre. Vous pouvez lire la traduction anglaise de l’un de ces articles précédents ici. Bien que Platonenko tienne pour acquis que la Russie sera battue à plates coutures – ce que nous ne considérons vraiment pas comme une évidence – nous pensons que ce texte est précieux dans la mesure où il met en lumière les dangers de l’identification au gouvernement ukrainien et souligne la responsabilité des libéraux russes dans le cycle ayant mené à la situation actuelle en Russie, et qui pourrait se reproduire même si Poutine était chassé du pouvoir.
Guerre et lutte sociale en Ukraine
La pire chose que Poutine ait accomplie en Ukraine est d’avoir réconcilié le peuple avec les autorités. Le président, objet de la critique universelle, est devenu le Charles de Gaulle ukrainien. Le général du ministère de l’Intérieur ukrainien offre de se livrer à l’armée russe en échange de la libération des civil·es de la ville assiégée et devient un héros national. Toute la population ukrainienne, du sans-abri à l’oligarque, s’unit dans la lutte commune. Il se produit la même chose qu’en URSS en 1941, quand Staline donnait à tout le monde du « frères et sœurs » et que les gens croyaient en sa sincérité. Si cette guerre était pour l’URSS une guerre intérieure, alors celle-ci en est une pour l’Ukraine. Kharkiv et Marioupol sont perçues comme Stalingrad, Leningrad ou la forteresse de Brest-Litovsk. Rappelez-vous comment Vysotsky chantait le blocus de Leningrad : « Tout le monde était affamé, même le procureur. » Et pourtant, tout le monde n’est pas mort de faim, et aucun des hauts dignitaires n’a été atteint de dystrophie. Mais dans la mémoire collective, la chanson du poète prévaut. La même chose sera dite et chantée à propos de Marioupol ou de Kharkiv.
Et quand la guerre sera terminée, toutes les privations pourront être mises sur son dos. Les affamé·es et les sans-abris seront rassuré·es, iels auront gagné la guerre. Et le Maïdan1 [c’est-à-dire le soulèvement] social qui se préparait lentement en Ukraine sera reporté pour longtemps.
C’est déjà arrivé après l’annexion de la Crimée. Sur le Maïdan [en 2014], de nombreuses personnes affirmaient qu’après Ianoukovitch, il allait falloir s’occuper des oligarques. Après la prise de la Crimée par la Russie, cela a été mis de côté2. « Pas maintenant. La patrie est en danger. » Et voilà que tout cela se produit à nouveau, mais d’une manière bien plus violente encore.
Pour être tout à fait exact, les contradictions entre les autorités et le peuple n’ont pas véritablement disparu, de même que les différences entre les objectifs et les intérêts des classes supérieures et inférieures. Dans la région de Poltava, sauf erreur de ma part, les autorités ont confisqué aux villageois… onze tanks russes (abandonnés par ces derniers). Le village allait les utiliser comme tracteurs pour labourer le sol, mais l’armée ukrainienne les a saisis. Pour l’instant, ce type de contradictions se résout en faveur du gouvernement – au nom de la victoire commune.
L’Ukraine a toujours été bonne à une chose : destituer le dirigeant qui mécontente les gens. C’est ce qui la rendait différente de la Moscovie (l’ancienne Russie), où la figure du tsar était sacrée. Seule exception, le Temps des troubles, auquel ont mis fin le marchand Minie et le prince Pojarski. Mais en Ukraine, l’évincement des dirigeants impopulaires a toujours été la règle. Cette pratique remonte au moins au temps des cosaques. Combien d’atamans cosaques ukrainiens ont payé de leur poste, et parfois de leur vie, leurs « mesures impopulaires » ? Il est en revanche aujourd’hui difficile de savoir si cette tradition va perdurer.
Peut-être que ça sera le cas. L’armée ukrainienne n’est pas la seule à combattre les forces russes, les unités de défense territoriale se battent aussi. C’est-à-dire des gens ordinaires, dorénavant armés. Iels pourraient bien garder les armes, se sentir impliqué·es dans la victoire et exiger le respect de la part des autorités, qui ne seront pas capables de simplement les disperser dans des camps, comme Staline l’avait fait avec les vétérans du front de la Seconde Guerre mondiale.
Mais les autorités peuvent tromper le peuple en redirigeant sa colère envers l’État contre l’ennemi extérieur. Cela devrait être particulièrement simple à mettre en œuvre si la Russie est vaincue, mais pas anéantie. Sans parler du fait que si cela arrive, ce sera après la victoire. Avant, la guerre commandera l’union sacrée, dans laquelle le peuple et le Parti – ou plutôt le peuple et le gouvernement – ne font qu’un.
En Biélorussie
Si en Ukraine la guerre a réconcilié les autorités avec le peuple, ou plutôt le peuple avec les autorités, c’est plutôt le contraire qui s’est produit en Biélorussie. Loukachenko n’a pas envie d’entrer en guerre ni de s’impliquer dans cette démonstration de force. Cependant, il doit y prendre part, ne serait-ce qu’en permettant à l’armée de Poutine de traverser son territoire. Et la question de l’entrée en guerre de l’armée biélorusse est toujours ouverte.
Les gens ne veulent pas de la guerre avec l’Ukraine et organisent même des sabotages de lignes de chemin de fer. De plus, des volontaires biélorusses se battent déjà du côté de l’Ukraine, dans une unité de combat séparée3. Il est clair que ces combattant·es formeront à l’avenir la base de l’armée anti-Loukachenko. Et on peut imaginer quel camp recevrait la sympathie de la majorité des Biélorusses, si une guerre devait avoir lieu entre les partisans et les opposants au régime. Étant donné que l’Occident ne reconnaît pas Loukachenko comme président légitime, on peut également supposer que la force anti-Loukachenko ne manquera ni de nourriture, ni d’équipement ou d’armement. Et qu’elle gagnera certainement. La question est de savoir ce qui se passera ensuite en Biélorussie.
Les libéraux biélorusses ont fait preuve de leur inutilité en faisant échouer les manifestations de 2020. Cependant, cela ne les empêchera certainement pas de revendiquer leur rôle dans la victoire (« Nous avons travaillé dur ! ») et de prétendre à une place au sein du gouvernement. D’autant plus que l’Occident tout entier sera de leur côté.
Il n’y a pratiquement pas de léninistes en Biélorussie. Cette place est occupée par Loukachenko lui-même, qui a promis de préserver l’État-providence en échange de l’obéissance des masses. Les nationalistes classiques sont également faibles. Loukachenko, qui les considère comme ses principaux ennemis, a réprimé tout ce qui est associé à la culture biélorusse. Par ailleurs, il existe des « anarcho »-nationalistes[sic]4. Cependant, il m’est difficile d’estimer leur force.
Parallèlement, et jusqu’aux événements de 2020, il existait un mouvement anarchiste assez fort en Biélorussie. Contrairement aux libéraux, les anarchistes n’offraient pas de fleurs à la police antiémeute et n’incitaient pas les autres à le faire. Pas étonnant que beaucoup d’entre elles et eux aient fini derrière les barreaux. Mais malgré cela, et de ce que j’en comprends, on retrouve pas mal d’anarchistes dans le détachement biélorusse qui combat en Ukraine. C’est du moins ce que montrent les photos3. Alors, à moins que les autorités ukrainiennes ou l’opposition biélorusse ne les « liquident » (les autorités ukrainiennes n’auront très probablement pas besoin de le faire et l’opposition biélorusse ne sera pas en mesure d’y parvenir avant d’avoir gagné), les anarchistes pourraient devenir une force indépendante en Biélorussie après la victoire sur Loukachenko.
En Russie
La situation la plus grave est celle de la Fédération de Russie. La partie la plus active, compétente et instruite de la population fuit à l’étranger ou est réduite en poussière dans les guerres. Certains des soldats qui se sont rendus aux Ukrainiens ont changé de camp et ont l’intention de se battre du côté de l’Ukraine. Mais ils sont trop peu nombreux pour regagner Moscou en tant que libérateurs de la Russie. Tout ce qu’ils peuvent espérer c’est qu’en cas de défaite de la Fédération de Russie, le gouvernement accepte de les laisser rentrer au pays, non pas en tant qu’étrangers et traîtres à la nation, mais en tant que citoyens à part entière. Au mieux, ils pourraient être des citoyens particulièrement respectés, mais rien de plus.
Si l’on en croit Julia Latynina, il existe un projet de création d’un réseau d’émigré·es russes, mais on ne sait pas encore qui en est à l’origine et quels sont ses buts. Le fait que la darwiniste sociale Latynina fonde ses espoirs sur ce projet est en fait plus alarmant qu’encourageant pour les partisan·nes de la justice sociale.
Dans la Russie actuelle, avec ses traditions monarchistes, toute forme de lutte contre le régime est fortement associée à Navalny et aux libéraux, sur lesquels il est le plus probable qu’il s’appuie, comme Eltsine l’a fait avant lui. Cela pourrait conduire à la répétition du cycle d’une ère Eltsine, suivie d’une ère Poutine. Je me permets de rappeler que c’est Eltsine et son entourage libéral qui ont, les premiers, ruiné et volé le peuple russe, et qui ont désigné Poutine pour garder le butin.
Cela signifie également que ce sont les libéraux qui sont directement responsables de l’arrivée de Poutine au pouvoir et de toutes les atrocités qu’il a perpétrées. Cependant, ils sont déterminés à faire reposer la faute sur les gens ordinaires, et à leur faire payer la facture que l’Occident présentera à la Russie vaincue.
Ajoutons que si dans les folles années 1990, les hommes d’affaires russes ont été sauvés d’une nouvelle révolution populaire par des conflits mafieux, qui ont causé la mort d’une partie importante de la population active (et pas la plus mauvaise part, car dans de telles querelles, ce sont celles et ceux qui conservent un reste d’humanité qui sont les premier·es à mourir, tandis que les pires raclures ont tendance à survivre), cette même partie de la population sera cette fois broyée par la guerre (puis dans des conflits similaires, quand les soldats habitués à tuer et à voler reviendront du front).
En bref, à moins qu’un « cygne noir » ne vole au secours du peuple russe, la Russie répétera les trois décennies Eltsine-Poutine, après quoi le pays périra très probablement, à l’exception de Moscou et de quelques autres régions, où régnera une « économie florissante » avec des journées de travail de 12 heures pour les gens ordinaires et des restaurants et bordels de luxe pour les oligarques.
Possible désintégration
Parmi d’autres scénarios, ce « cygne noir » pourrait être l’éclatement du pays en plusieurs régions. Ni les libéraux russes ni l’Occident ne le souhaitent, car on ne saurait alors plus bien à qui réclamer des réparations. En fait, le refus de payer – au sens propre comme au figuré – pour les atrocités commises par Moscou pourrait bien être l’un des motifs qui amèneraient certaines régions à se détacher. En ce moment une telle séparation est impossible, car elle serait rapidement empêchée par l’armée fédérale, contre laquelle les régions n’ont tout simplement rien à opposer. Mais après la défaite de la Russie, la situation pourrait changer, puisque l’armée fédérale sera affaiblie et que les régions disposeront de leurs propres formations militaires locales.
Si le pays s’effondre, le pouvoir monolithique vertical s’effondrera également, et personne ne sera en mesure d’imposer son modèle économique sur l’ensemble du pays, de la mer Baltique aux îles Kouriles, comme la Russie l’avait fait (il convient de se rappeler que l’une des principales causes de la première guerre de Tchétchénie était le rejet par la Tchétchénie du modèle de privatisation Gaïdar-Chubaïs). Nous avons déjà évoqué la possibilité d’éviter de payer les réparations (que les autorités chercheront à imposer aux gens ordinaires et pas aux responsables corrompus). Enfin, la désintégration territoriale permettra aux révolutionnaires et autres fauteurs de troubles à échapper à la persécution des autorités, en se déplaçant de région en région – et, si nécessaire, à se regrouper tous et toutes dans une seule région, comme ça a été le cas quand les activistes de différents pays se sont rassemblés pour le Maïdan.
Mais tout cela ne se produira que si l’effondrement suit le modèle latino-américain, dans lequel tous les résident·es des anciennes provinces (dont les frontières ne coïncident pas avec les frontières ethniques) conservent des droits égaux, indépendamment de leurs langues ou origines, plutôt que sur le modèle africain, dans lequel les membres d’un groupe ethnique considèrent le nouveau pays comme le leur, au détriment des autres résident·es qui sont (au mieux) assimilé·es, (au pire) exterminé·es, ou simplement réduit·es à des citoyen·nes de seconde zone. Dans ce cas, à défaut d’une lutte sociale, c’est un conflit interethnique que nous aurons sur les bras.
La sécession de l’Ukraine s’est déroulée selon le modèle latino-américain ; dans l’Ukraine moderne, autant de personnes portent des noms russes, juifs ou arméniens que l’on entend de noms ukrainiens parmi les soldats russes qui ont envahi l’Ukraine ; et la discrimination à l’encontre des Ivanovs et des Koganovs n’existe que dans l’imagination enflammée de celles et ceux qui écoutent Solovyov et Simonyan [célèbres propagandistes de la télévision russe]. La sécession de la Tchétchénie, cependant, a suivi le second modèle décrit ci-dessus : non seulement les Russes, mais également les représentant·es d’autres groupes ethniques ont été victimes de discrimination de la part des Tchétchènes eux-mêmes. À l’heure actuelle, il est difficile de savoir avec certitude laquelle de ces possibilités se concrétiserait si l’éclatement de la Fédération de Russie devait avoir lieu.
Cela dépendra de nombreux facteurs, y compris de nous-mêmes, mais malheureusement pas seulement.
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Maidan Nezalezhnosti (« Place de l’Indépendance ») est la place centrale de Kyiv, la capitale ukrainienne. Elle a été le lieu de manifestations massives en 2004 lors de la « révolution orange », puis à nouveau en 2013 et 2014 lors des événements qui ont mené à la révolution ukrainienne de 2014. ↩
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Comme nous l’avions écrit en 2014, « Les gouvernements puissants ne resteront pas sans rien faire et ne laisseront pas les gens ordinaires prendre goût au renversement. Ils seront poussés à intervenir, comme la Russie l’a fait en Ukraine, dans l’espoir que la guerre l’emporte sur l’insurrection. La guerre est une méthode pour réduire les possibilités – pour changer de sujet. » ↩
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Malheureusement, nos sources en Biélorussie offrent une vision bien moins optimiste du détachement des volontaires biélorusses combattant en Ukraine, qu’elles décrivent comme assez marqué à droite. ↩ ↩2
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Après avoir communiqué directement avec l’auteur et avec un camarade de Biélorussie, nous avons établi que le groupe auquel l’auteur fait référence n’existe plus. En 2015 et 2016, d’anciens hooligans antifascistes ont tenté de créer un amalgame d’anarchisme et de nationalisme en Russie, en Biélorussie et en Ukraine, mais selon nos sources, il n’en reste plus aucun vestige là-bas. ↩