Les anarchistes russes sur l’invasion de l’Ukraine

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Mise à jour et analyse

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Alors que l’invasion de l’Ukraine par la Russie se poursuit,les anarchistes continuent de se mobiliser sur tout le territoire russe, aux côtés de milliers d’autres personnes, contre la guerre. Nous publions ici les communiqués de deux organisations anarchistes russes de longue date, qui proposent une analyse de la situation en Russie et de la façon dont l’invasion de l’Ukraine pourrait la modifier.

Plusieurs manifestations sont prévues en Russie pour demain (dimanche 27 février). Nous attendons toujours des nouvelles de nos contacts en Ukraine, que nous publierons dès leur arrivée.

Au cours de l’invasion la Russie est devenue un champ de bataille dans la guerre de l’information. Le gouvernement russe a tenté de bloquer l’accès à Twitter pour que les Russes ne puissent pas voir ce qui se passe en Ukraine, ou dans le reste de la Russie. De l’autre côté des barricades, le site internet du Kremlin a été piraté. Que les Russes soutiennent cette invasion qui leur coûte beaucoup, ou qu’iels s’opposent à Poutine malgré les risques, sera sans doute déterminant pour les événements en Ukraine à long terme.

« La paix est le privilège réservé à ceux qui ont les moyens de ne pas se battre dans les guerres qu’ils créent – aux yeux des fous nous ne sommes que des chiffres sur un graphique, des obstacles sur leur chemin vers la domination du monde. »

-Tragedy, “Eyes of Madness

Des actions de solidarité se poursuivent aujourd’hui en Allemagne, en Suisse et ailleurs dans le monde :


La position du Militant Anarchiste sur l’attaque de la Russie contre l’Ukraine

Le communiqué suivant a été publié hier sur le canal Telegram du *Militant Anarchiste [Боец Анархист], un collectif anarchiste russe dont nous avions précédemment traduit le nom par « Anarchist Fighter ».*

Notre position sur les événements qui se déroulent en Ukraine est clairement indiquée dans nos posts précédents. Cependant, nous il nous apparaît nécessaire de l’exprimer explicitement, pour ne pas laisser de place au non-dit.

Nous, le collectif Militant Anarchiste, ne sommes en aucun cas des soutiens de l’État ukrainien. Nous l’avons critiqué à de nombreuses reprises et avons par le passé soutenu celles et ceux qui s’y sont opposé·es. Nous avons également été la cause d’une opération de police contre l’opérateur téléphonique VirtualSim, menée par les services de sécurité ukrainiens dans l’espoir de nous combattre.1

Et nous reviendrons sans aucun doute à cette politique dans le futur, quand la menace de la conquête russe se sera éloignée. Tous les États sont des camps de concentrations.

Cependant ce qui est en train de se passer en Ukraine dépasse largement cette formule, et le principe selon lequel tout·e anarchiste devrait lutter pour la défaite de son pays.

Car il ne s’agit pas simplement d’une guerre entre puissances relativement égales, portant sur la redistribution des zones d’influence du capital, et dans laquelle nous pourrions appliquer l’axiome d’Eskobar.2

Ce qui se passe actuellement en Ukraine est un acte d’agression impérialiste : une agression qui, si elle réussit, mènera au déclin de la liberté partout – que ça soit en Ukraine, en Russie et peut-être même dans d’autres pays. Elle rend aussi plus importante la probabilité que la guerre se poursuive et que l’on assiste à une escalade vers une guerre mondiale.

De notre point de vue, cette analyse est évidente en ce qui concerne l’Ukraine. Mais en Russie, une petite guerre victorieuse (ainsi que des sanctions extérieures) fournira au régime ce dont il manque actuellement. Elle lui donnera carte blanche du fait de la poussée patriotique qu’elle ne manquera pas de déclencher chez une partie de la population. Et l’État russe pourra également faire reposer tous les problèmes économiques sur le compte des sanctions et de la guerre.

Dans la situation actuelle, la défaite de la Russie augmenterait la probabilité que les gens se soulèvent, comme cela s’est produit en 1905 [quand la défaite militaire de la Russie face au Japon a conduit à un soulèvement en Russie], ou en 1917 [quand les difficultés de la Russie lors de la Première Guerre mondiale ont conduit à la révolution], et ouvrent les yeux sur ce qui est en train de se passer dans le pays.

Quant à l’Ukraine, sa victoire paverait la voie à un renforcement de la démocratie directe, car si elle advient, ça ne peut-être que grâce à l’auto-organisation populaire, l’entraide et la résistance collective. Ce sont les réponses à apporter aux défis que la guerre impose à la société.

En outre, les structures crées pour mettre en place ces formes d’auto-organisations ne disparaîtront pas une fois la guerre terminée.

Bien sûr, la victoire ne réglera pas les problèmes de la société ukrainienne, ils devront être résolus en profitant des opportunités qui s’ouvriront dans l’instabilité que connaîtra nécessairement le régime après de tels bouleversements. Cependant, la défaite ne résoudra pas les problèmes non plus, mais au contraire les exacerbera encore plus.

Bien que toutes ces raisons – que nous appellerons géopolitiques – soient importantes dans notre décision de soutenir l’Ukraine dans ce conflit, ce ne sont pas les raisons principales. Les plus importantes sont des raisons morales internes : la simple vérité est que la Russie est l’agresseur et qu’elle mène une politique ouvertement fasciste. Elle appelle la guerre la paix. La Russie ment et tue.

À cause de ses actions agressives, des gens souffrent et meurent dans les deux camps. Et oui, même les soldat·es sont broyé·es par cette machine de guerre (par compte nous ne comptons pas les ordures pour qui « la guerre est naturelle », qu’il est pour nous difficile de continuer à qualifier de « personnes »). Et tout cela continuera jusqu’à ce qu’on y mette fin.

C’est pourquoi nous demandons instamment à toutes celles et ceux qui lisent ces lignes et ne sont pas insensibles, à faire preuve de solidarité avec le peuple ukrainien (et pas avec l’État !!!) et de soutenir leur lutte pour la liberté contre la tyrannie de Poutine.

Il nous faut vivre une époque historique. Faisons en sorte que cette page d’histoire ne soit pas honteuse, mais que nous puissions en être fièr·es.

Liberté pour les peuples du monde ! La paix au peuple d’Ukraine ! Non à l’agression de Poutine ! Non à la guerre !

Des manifestant·es anti-guerre défilent avec une bannière à Moscou. Les anarchistes ont défilé à plusieurs reprises avec cette bannière dans la nuit du 24 février. Selon les informations recueillies, même après que la police ait dispersé la manifestation principale et procédé à de nombreuses arrestations, les anarchistes se sont regroupé·es et ont recommencé à défiler jusqu’à ce que la police les charge et les arrête. Le courage dont ont fait preuve les manifestant·es en Russie est une leçon d’humilité.


Le crépuscule avant l’aube

Le texte suivant a été publié aujourd’hui sous la forme d’un podcast en russe sur le site web d’Action Autonome.

Guerre

Jeudi matin, Poutine a lancé la plus grande guerre en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Il se cache derrière les prétendus intérêts de la partie séparatiste du Donbass, même si la RPD et la RPL étaient déjà absolument satisfaites de leur reconnaissance en tant qu’États indépendants, de l’entrée officielle de l’armée russe sur le territoire et de la promesse d’un financement à hauteur d’1,5 milliard de roubles. Rappelons également que depuis de nombreux mois, le coût des loyers et le prix des denrées alimentaires augmentent de jour en jour en Russie.

Le Kremlin a formulé des demandes absurdes aux autorités de Kiev, à commencer par la « dénazification ». Il est vrai que, grâce à sa participation active aux manifestations de Maïdan en 2014, l’extrême-droite ukrainienne s’est assurée une position disproportionnée dans les institutions politiques et les forces de l’ordre. Mais dans toutes les élections en Ukraine depuis 2014, ils n’ont pas obtenu plus de quelques pourcentages des voix. Le président de l’Ukraine est juif. Le problème de l’extrême-droite en Ukraine doit être résolu, mais pas par des chars russes. Les autres accusations du Kremlin à l’encontre de l’Ukraine – corruption, fraude électorale et justice aux ordres – seraient bien plus appropriées pour parler du régime de Poutine lui-même. Aujourd’hui, les soldat·es russes sont, au sens premier du terme, des occupant·es d’un pays étranger, même si cela contredit les attentes de toutes celles et ceux qui ont grandi avec les récits de la Grande Guerre patriotique.

La Russie s’est retrouvée isolée au niveau international. [Le président turc Recep Tayyip] Erdoğan, [le secrétaire général du Parti Communiste chinois] Xi Jinping, et même les talibans demandent à Poutine de cesser les hostilités. L’Europe et les États-Unis imposent chaque jour de nouvelles sanctions à la Russie.

Au moment où nous préparons ce texte, le troisième jour de la guerre approche. L’armée russe est nettement supérieure à l’armée ukrainienne, mais la guerre ne semble pas se dérouler exactement selon le plan de Poutine. Ce dernier comptait apparemment sur une victoire en un ou deux jours, avec très peu de résistance, voire aucune, mais de sérieux combats ont eu lieu sur tout le territoire ukrainien.

Les Russes et le monde entier regardent en ce moment-même des vidéos montrant des bombes frappant des immeubles résidentiels, un véhicule blindé écrasant une personne âgée, des cadavres et des fusillades.

Roskomnadzor [le service fédéral du gouvernement russe chargé de la supervision des communications, des technologies de l’information et des médias] tente encore de menacer tout Internet, en exigeant : « N’appelez pas cela une guerre, mais une opération spéciale. » Mais peu de gens le prennent encore au sérieux désormais. Tant qu’Internet n’est pas entièrement coupé en Russie, il y aura suffisamment de sources d’information. Au cas où, nous vous recommandons une fois de plus de configurer à l’avance Tor avec passerelles, un VPN, et Psiphon.

Les effets des sanctions et de la guerre commencent tout juste à se faire sentir en Russie. À Moscou, la plupart des distributeurs de billets étaient à court de billets vendredi. Pourquoi ? Parce que la veille, les gens ont retiré 111 milliards de roubles des banques : en fait, toutes leurs économies. Le marché de l’immobilier s’est effondré alors que la construction de bâtiments résidentiels est la branche la plus importante de l’économie russe. L’industrie automobile étrangère cesse progressivement d’expédier des voitures en Russie. Les taux de change du dollar et de l’euro sont artificiellement maintenus par la Banque Centrale. Les actions de toutes les entreprises russes ont sévèrement chuté. Tout le monde comprend que la situation ne peut que s’empirer.

La police anti-émeute russe arrête une manifestante. On peut lire sur son masque « Non à la guerre ».

Seul Poutine a besoin de ça

La réaction russe à la guerre en Ukraine est complètement différente de ce qui s’était passé en 2014 [quand la Russie s’était emparée de la Crimée après la révolution ukrainienne]. De nombreuses personnes, y compris des personnalités qui travaillaient pour le gouvernement, demandent la fin immédiate de la guerre. Le renvoi d’Ivan Urgant, la principale vedette de la télévision russe, est en ce sens remarquable.

La grande majorité de celles et ceux qui soutiennent encore Poutine est également contre la guerre. Le supporter moyen de Poutine croit maintenant que tout a été calculé, que la guerre ne va pas s’éterniser et que l’économie russe va survivre. Car oui, il n’est pas simple de reconnaître que son pays est dirigé par un dérangé, par un Don Quichotte qui contrôle une armée d’un million de soldat·es, l’une des plus puissantes du monde, un Don Quichotte qui dispose de l’arme nucléaire, capable de détruire l’humanité toute entière. Il est difficile de concevoir qu’un dirigeant, après avoir consulté des politologues et des philosophes de seconde zone, puisse bombarder un pays voisin et fraternel et détruire sa propre économie.

En se délectant d’un pouvoir illimité, Poutine s’est progressivement éloigné de la réalité. On pense aux quarantaines de deux semaines imposées aux simples mortels qui doivent rencontrer le président russe pour une raison ou un autre, ou aux tables gigantesques ou Poutine reçoit à la fois ses ministres et les autres chefs d’État.

Poutine a toujours été un politicien qui cherchait à équilibrer les intérêts des forces de sécurité et des oligarques. Aujourd’hui, le président est sorti de son rôle, et a entrepris un grand voyage dans la mer infinie de la sénilité. Nous sommes prêt·es à parier une bouteille du meilleur whisky que dans un futur proche, monsieur le Président pourrait subir un coup d’État venant de son cercle le plus proche.

La Russie pourrait bien se retrouver en 2023 avec un autre système de pouvoir et autre visage au Kremlin. Lesquels exactement, nous le savons pas. Mais pour l’heure, nous traversons le crépuscule avant l’aube.

Pendant ce temps, des manifestations contre la guerre ont lieu en Russie. Des anarchistes y participent à Moscou, Saint-Pétersbourg, Kazan, Perm, Irkoutsk, Yekaterinburg et dans d’autres villes. En Russie, il est extrêmement difficile d’organiser des manifestations dans les rues ; cela entraîne des poursuites administratives et pénales, ainsi que de la bonne vieille violence policière. Mais les gens sortent tout de même. Des milliers de personnes ont déjà été arrêtées, mais les manifestations continuent. La Russie est contre cette guerre et contre Poutine ! Sortez – quand et où vous le souhaitez ! Faites équipe avec des ami·es et des personnes partageant les mêmes idées. Les réseaux sociaux suggèrent une action de protestation générale ce dimanche à 16 heures. Ce moment n’est pas pire qu’un autre. Vous pouvez télécharger des tracts anti-guerre à distribuer et à afficher sur notre site web et sur les réseaux sociaux !

Des tracts russes s’opposant à l’invasion, sur lesquels on peut lire « Vous payez pour la guerre de Poutine - impôts, frontières fermées, pauvreté, blocage des services, vide informationnel – non à la guerre ! » et « Non à l’invasion militaire de l’Ukraine : paix au peuple, guerre aux dirigeants. »

Pendant ce temps, les anarchistes ukrainiens participent à la défense territoriale de leurs villes. C’est bien plus difficile pour eux que pour les gens en Russie, mais il s’agit d’une seule et même défense. C’est la défense de la liberté contre la dictature, de la volonté contre la servitude, des gens ordinaires contre les présidents dérangés.

À vos moutons

Si, comme par miracle, Poutine revenait à la raison et que la guerre prenait fin, serions-nous prêt·es à « retourner à nos moutons » ? Il est probable que nous serions expulsé·es du Conseil de l’Europe. Les Russes perdraient ainsi la possibilité de s’adresser à la Cour Européenne des droits de l’homme, et bientôt le Kremlin rétablirait la peine de mort.

Pour l’heure, revenons à l’actualité, qui reste conforme à l’esprit de ces dernières années. En ce moment-même, la Douma [organe législatif de l’assemblée au pouvoir en Russie] adopte une loi selon laquelle un conscrit militaire doit se présenter lui-même au bureau d’enrôlement plutôt que d’attendre une convocation. Poutine a également récemment augmenté les salaires de la police. Et le bureau du procureur, dans un appel, a demandé de porter de cinq à neuf ans la peine d’un anarchiste de Kansk, Nikita Uvarov, condamné dans la célèbre « affaire de terrorisme Minecraft ».

Vous savez vous-même quoi faire de tout cela.

Liberté pour les peuples! Mort aux empires !


La police escorte une personne arrêtée tenant une pancarte « Je suis contre la guerre ».

  1. Plus d’informations sur cette affaire ici

  2. Eskobar était le chanteur d’un groupe de rock ukrainien appelé Bredor. Il y a longtemps, dans une interview, il a prononcé une phrase célèbre, qui est devenue un mème : “Шо то хуйня, шо это хуйня” – une façon succincte d’exprimer quelque chose comme « une situation où vous avez le choix entre deux mauvaises options, sans aucune alternative »